"Pratiquement n'importe quel républicain un tant soit peu télégénique est susceptible de battre Obama en novembre prochain", nous explique ici l'écrivain progressiste Russell Banks, qui fut l'un des premiers à soutenir Barack Obama lors de sa première campagne présidentielle, à un moment où personne, en Europe, ne connaissait encore son nom. (© JIM WATSON/AFP)
Mots-clés : Russell Banks, Obama, Etats-Unis, politique, Newt Gingrich, Républicains
Le Nouvel Observateur Vous avez compté parmi les premiers partisans d'Obama. Après trois ans à la présidence, son taux de popularité est beaucoup plus bas que celui de ses prédécesseurs au même stade de leur mandat. Est-ce injuste ou justifié?
Russell Banks Même si effectivement j'ai été très tôt - et je demeure - un partisan d'Obama, mon soutien s'est toujours accompagné de sérieuses réserves. Pour nous qui nous situons à gauche (et qui ne représentons plus que 20% à peine des électeurs), Obama était, en 2008, le meilleur candidat éligible que pouvait offrir le système actuel. Il était déjà flagrant qu'il n'était pas de gauche, encore moins révolutionnaire, et sans doute même pas progressiste, selon la vieille tradition du progressisme américain tel que l'ont incarné les Roosevelt (Theodore et Franklin), les Kennedy (John et Robert) et Lyndon Johnson.
A vrai dire, si Barack Obama avait été un authentique progressiste, même un progressiste blanc, il n'aurait sans doute pas battu ses adversaires aux primaires démocrates, et, dans tous les cas, il n'aurait jamais été élu président.
Les Américains dans leur ensemble sont devenus beaucoup plus conservateurs. Cela fait plus d'un demi-siècle que le centre politique dérive vers la droite, selon un processus d'abord lent qui s'est accéléré dans les années 1980, les années Reagan. On peut discuter sans fin des raisons de ce phénomène - qui n'est pas entièrement imputable aux magouilles des républicains conservateurs, à Fox News, ou à la rhétorique apocalyptique déployée par les prédicateurs évangéliques -, mais on peut assurément dire que nous sommes devenus un peuple plus craintif qu'autrefois; or une masse effrayée tend à s'armer et à se barricader contre toute chose et toute personne extérieures à la forteresse.
Obama a été élu au commandement du «Fort Amérique» parce qu'il avait promis de nous apporter le changement sans nous obliger à changer quoi que ce soit - de faire une distinction sans faire de différence - en offrant une image de compétence face à l'incompétence, et parce qu'il se présentait contre John McCain, un candidat qui pour trop de gens évoquait le vieil oncle revenu fêlé d'une guerre survenue bien avant leur naissance, et contre Sarah Palin, qui pour trop de gens évoquait l'ex-miss convaincue que la Bible a été directement dictée par Dieu en anglais.
Obama s'est révélé être un centriste, et c'est cela qui a exaspéré les survivants de la gauche américaine. Ils se sentent non seulement déçus mais piégés, trahis, manipulés par son identité raciale, sa rhétorique électorale et son physique télégénique. C'est absurde, bien sûr; ils ont été piégés par leur propre naïveté, manipulés par leurs propres préjugés sociaux et raciaux (un Noir éloquent, formé dans les meilleures universités, qui a fait du travail associatif de terrain à Chicago et écrit un superbe livre autobiographique sur son expérience métissée des Etats-Unis, doit forcément être progressiste).
RUSSELL BANKS est l'auteur de nombreux romans dont «De beaux lendemains» et «Affliction», portés au cinéma par Atom Egoyan et par Paul Schrader; bientôt «American Darling» sera adapté par Martin Scorsese. Russell Banks a dernièrement publié «la Réserve» (Actes Sud), et son nouveau roman, «Lointain Souvenir de la peau», paraîtra le 7 mars chez Actes Sud. (©Ulf Andersen/Sipa) |
A l'autre extrémité de l'éventail politique, on trouve les 20% d'électeurs qui méprisent Obama parce qu'il s'est révélé incarner leur pire cauchemar: un Noir éloquent, formé dans les meilleures universités, qui a fait du travail de terrain à Chicago et écrit tout seul un superbe livre! Et il aggrave son cas: il est mince, athlétique, aussi élégant en costume-cravate lors des sommets du G8 qu'en maillot de bain sur les plages d'Hawaii. Pour ces gens, il constitue un danger racial, et donc sexuel.
A leurs yeux, il n'est pas exclu que ce soit un musulman infiltré, et il n'est sans doute même pas né aux Etats-Unis (voir les propos de Newt Gingrich, l'un des actuels favoris des primaires républicaines qui affirme haut et fort que les Palestiniens n'existent pas [sic], et selon lesquels Obama aurait «une vision anticoloniale typiquement kenyane»). Pis encore: il se pourrait bien qu'il soit communiste.
Reste son impopularité massive auprès du reste des Etats-Unis, de la majorité silencieuse qui espérait que, quoique noir et instruit, il ne se révélerait pas un progressiste infiltré. Cela comprend la plupart des démocrates modérés qui ont voté pour lui, plus de nombreux républicains bon teint qui n'ont soutenu McCain qu'à contre-coeur et parce qu'ils ont toujours voté républicain, sans oublier les 20% d'électeurs qui se qualifient d'indépendants et qu'on pourrait baptiser «bisexuels», puisqu'ils votent à voile et à vapeur (un coup pour les républicains, un coup pour les démocrates - et ce sont souvent eux qui font pencher la balance).
Puisque Obama s'est effectivement révélé être ce que souhaitait cette majorité d'Américains, à savoir un centriste, et non un gauchiste infiltré, comment expliquer son impopularité globale auprès d'eux? Lorsque les choses tournent mal, que l'économie capitaliste s'effondre, que l'Etat paraît impuissant, que l'environnement se dégrade et que les infrastructures du pays se démantèlent, lorsque la corruption semble contaminer tous les aspects du fonctionnement politique, nous avons tendance à en rejeter la faute sur le président en exercice plutôt que sur l'histoire en marche. C'est plus commode que d'admettre que nous sommes entrés, en tant que nation, dans une phase de déclin irréversible, que nous ne goûterons pas un autre «siècle américain», et que nos enfants et petits-enfants ne vivront pas aussi bien que nos parents et grands-parents. Il nous faudrait dire adieu au double mythe de l'exception américaine et du prétendu rêve américain. Alors on préfère rejeter la faute sur le président.
Obama a-t-il laissé passer une occasion historique de réformer en profondeur ce système financier qui a causé tant de dégâts aux Etats-Unis et dans le monde?
Il aurait peut-être bien été en mesure de réformer le système financier américain, s'il n'avait pas choisi pour conseillers et membres de son cabinet des gens comme Timothy Geithner et Lawrence Summers, inféodés aux personnes et aux institutions directement responsables de la crise, et si le Congrès n'avait pas été sous la coupe du lobby de la finance.
De toute façon, l'économie américaine est aujourd'hui inextricablement liée à l'économie mondiale, et l'on ne saurait en réformer une partie sans réformer l'ensemble, ce qui ne risque pas d arriver, à moins d'un effondrement économique généralisé aux conséquences catastrophiques: dépression planétaire, inflation incontrôlable, afflux de réfugiés fuyant le sud pour le nord et l'est pour l'ouest, famines, émeutes, écroulement massif des infrastructures, coups d'Etat militaires et pis encore - une apocalypse économique qui ne nous laisserait d'autre choix que de repartir de zéro, en vivant de chasse et de pêche et en recourant au troc pour nous procurer à manger et un toit. Et qui aurait envie de ça, même au nom de la réforme?
Des membres du mouvement Occupy Wall Street manifestent à Los Angeles, le 3 octobre 2011. (©FREDERIC J. BROWN/AFP) |
L'économie américaine stagne, le chômage demeure très élevé et l'inégalité entre les plus riches et les plus pauvres n'a jamais été aussi criante. Quelle est votre analyse du mouvement Occupy Wall Street, dont le slogan «Nous sommes les 99%» souligne ce fossé social, et quelle influence peut-il avoir?
Je crois que les marchés bio hebdomadaires qui fleurissent partout aux Etats-Unis, particulièrement dans les zones rurales, ont plus de chances de mettre un terme à l'industrialisation de la chaîne alimentaire que le mouvement Occupy Wall Street n'en a d'influencer la politique économique de Washington. Je suis désolé de paraître si pessimiste, car j'admire le courage de ces manifestants prêts à braver les violences policières et les quolibets dont on les accable.
Cependant, leur idéologie dominante est fondamentalement anarchiste, ce qui les empêche de formuler des objectifs précis et un programme apte à séduire les millions d'Américains, dont ils affirment à juste titre dénoncer la souffrance, comme les millions d'autres qui ne soufrent pas. En outre, cette idéologie a tenu à l'écart du mouvement toute personne susceptible d'apparaître comme un leader, un Lech Walesa, un Václav Havel, un Martin Luther King, une figure charismatique qui saurait parler au plus grand nombre, et singulièrement aux pauvres et aux chômeurs, aux personnes âgées qui ne vivent que de l'aide sociale, à ceux qui n'ont pas d'assurance ou qui vont voir leur maison saisie, aux jeunes qui ne peuvent pas se payer d'études universitaires sans s'asservir aux banques, aux millions de personnes qui ont perdu dans la débâcle financière leurs économies soigneusement investies, et ainsi de suite.
Les tactiques et les stratégies du mouvement Occupy Wall Street me paraissent incohérentes et quelque peu complaisantes. Ses membres prétendent copier celles des manifestants du «printemps arabe»; mais dans ce dernier cas les objectifs étaient clairs et sans concession, l'adversaire, une dictature brutale et non une ploutocratie d'entreprise se posant en démocratie, et des martyrs, parfois par centaines, ont été prêts à donner leur vie pour faire avancer le mouvement.
Par ailleurs, dire «Nous sommes les 99% », c'est ne rien dire des différences de classe. Ne rien dire de la pauvreté et du chômage. Après tout, la plupart des Américains, au moins «les 60%», ne sont pas dans la misère ni au chômage. La plupart des Américains ne risquent pas de voir leur maison saisie par la banque. La plupart des Américains disposent d'une forme d'assurance-maladie. En revanche, une immense majorité d'Américains, peut-être même «les 99%», répugnent à s'infliger des impôts suffisants pour fournir une couverture médicale universelle, éradiquer la pauvreté, le chômage et le problème des sans-logis, et reconstruire les infrastructures. Le voilà, le problème: c'est un problème éthique qui ne saurait avoir de solution que politique.
La politique d'obstruction pratiquée par les républicains au Congrès vient d'empêcher Obama de négocier une réduction de la dette américaine. Le système politique américain, fondé sur l'équilibre des pouvoirs et des contrepouvoirs, paralyse-t-il la démocratie?
Le principe de l'équilibre des pouvoirs («checks and balances») constitue l'un des procédés constitutionnels visant à nous protéger de la tyrannie d'une minorité, et à empêcher l'un ou l'autre des trois pouvoirs - l'exécutif, le législatif et le judiciaire - d'imposer des décisions autonomes. En pratique, c'est généralement ce qui se passe. En fait, la paralysie qui frappe Washington est imputable avant tout à une neutralisation mutuelle, au sein du pouvoir législatif, entre le Sénat contrôlé par les démocrates et la Chambre des représentants contrôlée par les républicains; elle reflète moins un confit d'idéologies qu'un match nul invisible entre deux groupes d'intérêts financiers puissants: ceux qui ont financé les parlementaires républicains contre ceux qui ont financé les parlementaires démocrates.
Nous finançons avant tout nos élections à coups de donations versées par les riches, si bien que nos politiciens se retrouvent inféodés à ceux qui leur paient leur siège. (Il faut beaucoup d'argent pour convaincre une majorité d'Américains de voter contre leurs propres intérêts.) Voilà ce qui paralyse la démocratie américaine.
Pour avoir une quelconque chance d'être élu président, un candidat doit désormais récolter plus d'un milliard de dollars de fonds de campagne; il faut parfois 100 millions de dollars pour remporter un siège au Sénat, et presque autant pour être élu gouverneur, représentant, voire maire d'une grande ville comme New York.
Mitt Romney et Newt Gingrich, lors d'un débat présidentiel à Des Moines (Iowa), le 10 décembre 2011. (©JIM WATSON/AFP) |
Comment expliquez-vous que les primaires républicaines prennent l'allure d'un spectacle de carnaval? Les «tea parties» ont-elles fini par contaminer le Parti républicain tout entier?
Ce ne sont pas tant les tea parties qui ont transformé les primaires républicaines en une émission de télé-réalité permanente que tout le processus politique qui a été peu à peu absorbé par l'industrie du spectacle. Aujourd'hui, la plupart des Américains puisent leur «information» auprès des comiques de la chaîne Comedy Channel et de l'émission «Saturday Night Live», des blogueurs, de commentateurs tels que Rush Limbaugh (pour la droite) et Rachel Maddow (pour la gauche), et des simulacres de journalisme offerts par CNN et les trois grands réseaux télévisés nationaux, pour lesquels le procès du médecin de Michael Jackson a plus d'importance que le «printemps arabe» ou la guerre en Afghanistan.
Les candidats à la présidence sont perçus et évalués par le public comme des hommes et des femmes de spectacle. C'est ce que les médias exigent d'eux, comme ils l'exigent des sportifs. Peu importe que le candidat soit républicain ou démocrate, même si pour l'heure, en tant que candidat démocrate incontesté, Obama a échappé aux débats télévisés avec des bouffons du calibre de Michele Bachmann, Rick Perry Newt Gingrich et Herman Cain. Voilà pourquoi Newt Gingrich est actuellement l'un des favoris des primaires républicaines, avec Mitt Romney: Newt fait le spectacle, il est plus distrayant que Mitt. (Même leurs noms, Newt et Mitt, leur donnent l'air d'un duo comique: l'auguste et le clown blanc.)
Il y a quatre ans, Bush avait rendu les Etats-Unis odieux aux yeux du monde. Quoique interventionniste, la politique étrangère d'Obama a permis entre autres de soutenir pacifiquement les avancées démocratiques dans le monde arabe. Son bilan est-il selon vous positif? Et a-t-il redoré l'image des Etats-Unis dans le monde?
C'est avant tout l'absence de George W. Bush et de son éminence grise Dick Cheney qui a permis aux Etats-Unis d'améliorer leur image dans le monde, peut-être surtout d'ailleurs en Europe de l'Ouest. (Certes, il n'est pas négligeable qu'Obama soit notre premier président non blanc, ce qui a renforcé notre réputation de méritocratie multiraciale.) Obama aurait eu du mal à égaler l'impopularité de Bush à l'étranger; après lui, il ne pouvait qu'offrir une meilleure image des Etats-Unis. Obama, c'est avant tout le non-Bush. Peu importe qu'il ait largement poursuivi la politique étrangère belliciste de Bush (en particulier celle de son second mandat) en Irak, en Afghanistan, à Guantánamo, vis-à-vis de l'Iran et de la Corée du Nord, et j'en passe.
Obama a-t-il la moindre marge de manoeuvre politique à l'égard d'Israël quand on se souvient de l'accueil enthousiaste du Congrès fait au discours de Netanyahou en mai dernier, qui était en totale contradiction avec la politique du président américain?
Curieusement, Israël semble avoir disparu des radars d'Obama et de ceux du Congrès depuis cet automne. Seuls la droite religieuse et les juifs conservateurs continuent de faire une fixation sur Israël. C'est probablement en raison des gros soucis économiques, conjugués à une certaine usure de la politique étrangère à la suite d'une décennie d'engagement militaire en Irak, en Afghanistan et au Moyen-Orient, en général.
S'il bénéficie d'une victoire écrasante en novembre, Obama aura une grande marge de manoeuvre car la droite religieuse et les juifs conservateurs auront perdu; mais si sa victoire est courte, il n'aura presque aucune marge. S'il perd, bien sûr, nous reviendrons au temps béni biblique de George W. Bush. Le vrai risque pour Obama est celui de l'Iran. L'Iran peut tout changer à la politique des Etats-Unis vis-à-vis d'Israël. Une possibilité intéressante serait qu'Obama incite Hillary Clinton à concourir à la vice-présidence et qu'il nomme Joe Biden secrétaire d'Etat. Franchement, j'espère que c'est ce qu'il va faire. Si la Convention démocrate de l'été prochain désigne un ticket Obama-Clinton, souvenez-vous que vous l'aurez lu pour la première fois ici même!
Compte tenu de la médiocrité des candidats républicains actuellement déclarés, Obama ne sera-t-il pas réélu par défaut? Pensez-vous qu'un second mandat lui permettrait de s'affirmer davantage comme un homme de gauche?
La médiocrité d'un candidat l'a rarement dissuadé de se présenter à la présidence, et ne l'a presque jamais empêché d'être élu. Et grâce au poids écrasant des pseudo-débats télévisés, et à l'avalanche, tout au long de l'année électorale, de spots de campagne aussi agressifs que luxueux, c'est peut-être encore plus vrai aujourd'hui que par le passé, du temps où nous élisions des médiocres comme Ronald Reagan, Bush père, puis Bush fils.
A moins d'un redressement spectaculaire de l'économie qui se ferait sentir ailleurs qu'à Wall Street et dans les conseils d'administration des multinationales, et qui permettrait aux travailleurs des classes moyennes, aux personnes âgées et aux jeunes de ne plus craindre pour leur avenir immédiat, pratiquement n'importe quel républicain un tant soit peu télégénique est susceptible de battre Obama en novembre prochain. D'autant plus que la politique étrangère ne sera pas un enjeu de la campagne.
Une candidature conjointe de Romney à la présidence et de Gingrich à la vice-présidence - Mitt et Newt, l'irrésistible duo évoqué plus haut - cimenterait le Parti républicain: les centristes et les indépendants seraient ravis de soutenir Romney, tandis que l'aile droite du parti, les fidèles des tea parties, les fondamentalistes chrétiens et les illuminés de l'anti-étatisme leur emboîteraient le pas, en espérant que Romney meure dès le début de son mandat et que leur héros accède à la présidence. Ça s'est déjà produit. Heureusement, Romney a l'air en bonne santé. Et ne semble pas complètement fou. Même s'il est mormon. Et ne me demandez pas ce que je pense des mormons!
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